Nino Kapanadze est actuellement en dernière année à l’école des Beaux-Arts de Paris à l'atelier de Stéphane Calais. Ma rencontre avec l’artiste a eu lieu l’été dernier à l’école et j’ai eu la chance de me confronter physiquement à ses immenses et puissantes toiles que l’artiste avait déplacé spécialement dans une des cours de l’école. 
Plus tôt dans l’année, j’avais pu admirer son travail lors de la dernière édition du programme "Crush". Y étaient exposées sous la cour vitré, côte à côte, deux toiles. De même format, dans une palette similaire, ces deux peintures semblaient converser. Si l’une était plus figurative et la seconde plus abstraite, elles se répondaient pleinement et notre regard passait de l’une à l’autre naturellement. L'exemple de ces deux œuvres illustrent pleinement la démarche artistique de la peintre. Car Nino Kapanadze mêle dans son travail, et parfois sur une même toile, les styles. En effet, l’artiste met en correspondance et à égalité écriture, figure, couleur, créant ainsi son propre langage. Ce dernier est pleinement libre, instinctif et nourri de références multiples. Un travail qui n’est pas sans rappelé celui du maître anglais David Hockney qui exprimait ainsi cette hybridation artistique :  « Je réalisais que l’on peut jouer avec le style dans une peinture pour faire un « collage » sans avoir à utiliser différent matériaux .. j’ai pensé que c’était une chose intéressante à exploiter. » 
A travers une sélection de son travail, je vous invite à entrer dans l’univers singulier de la peintre et vous donne rendez-vous à partir du 28 septembre pour admirer son travail à l’occasion de l’exposition collective « Where I Gaze » que j'ai commissariée pour la galerie @mathildemlecoz  . 

Nino Kapanadze

Peux-tu te présenter?
J'ai commencé à peindre très jeune, personne dans ma famille n'était artiste, ce n'étaient que des universitaires, des médecins et des matématiciens mais nous avions beaucoup de livres d'art à la maison, je me souviens qu'enfant, je regardais les nuages ​​de John Constable pendant très longtemps - j'étais totalement fascinée par lui, et plus tard par Turner. Je pense que c'est là que je suis devenu un artiste dans ma pensée.
J'ai poursuivi 10 ans d'études classiques au Art Gymnasium où j'avais de merveilleux professeurs de peinture, de dessin, de sculpture et d'histoire de l'art. Mais envisager de vivre en tant qu'artiste était impossible à l'époque en Géorgie. J'ai donc dû faire des compromis et m'inscrire à des études d'architecture à l’Academie Beaux Arts de Tbilissi. Pendant cette période, j'ai également eu la chance de suivre des cours internationaux au Bauhaus Dessau en Allemagne et à l'Université de Alvar Aalto en Finlande. Mon parcours professionnel couvre divers emplois au sein d'organisations internationales, d'entreprises hydroélectriques et d'infrastructures, de projets du patrimoine culturel et de l'UNESCO. Mais je n'ai jamais cessé de peindre et ai eu quelques expositions notamment à Lucerne en Suisse avec le soutien d'un architecte et collectionneur Suisse. En 2018, je m'inscris à Sciences Po Paris pour suivre le Master "Gouverner les Grandes Métropoles", des études urbaines extrêmement intéressantes qui m'ont également permis de m'installer en France. C'est à Paris que j'ai finalement réussi à devenir artiste à plein temps après m'être inscrite aux Beaux-Arts de Paris. J'ai maintenant 32 ans et j'aurai mon exposition DNSAP de fin d'études au printemps prochain.


" Mes peintures à l'huile sont d'une couche singulière, saisissant à la fois l'urgence de la pensée et de l'exécution "

Nino Kapanadze

Till Death Do Us Part, 2021, huile sur toile de lin, 130x195cm
Till Death Do Us Part, 2021, huile sur toile de lin, 130x195cm
Tu réalises souvent des grands formats et ton travail se situe entre l’abstraction et la figuration. Ces deux styles artistiques sont constamment mis en dialogue dans chacune de tes toiles et, ce, à différents degrés. Quand certaines sont plus figuratives, tu ne t’attardes pas forcement sur les traits des visages et l’environnement n’est représenté que par des formes ou zones colorées . Et quand d’autres peintures sont plus abstraites tu recours à différents moyen pour donner des repères structurels: délimitation d’espaces, profondeur ou ouverture par la couleur.… Tes deux toiles qui ont été sélectionnées par "Crush" aux Beaux-Arts illustrent bien l’idée et le travail que tu développes. 
Peux tu nous parler de ta recherche picturale ? Et plus précisément ce qui t'intéresse dans la dualité dans ton travail ? 

Je m'intéresse à la pratique de la peinture non pas comme un médium de création d'images, non pas dans une surface ou d'une image finale mais dans un espace où je peux développer une conversation et confronter la peinture comme une pratique dans la contemporalité. 
Oui, j'aime travailler au bord ou l'appeler zone de conflit entre abstraction et figuration, dont le conflit doit rester activé afin de permettre à la peinture de rester dynamique et mouvante : un point chaud d'agglomérations de perceptions visuelles. Mon exposition DNAP en juin 2021 était une déclaration à ce conflit où j'ai essayé d'affirmer que tous les conflits n'ont pas besoin d'être résolus. Toutes les caractéristiques comme la délimitation des espaces, la profondeur ou l'ouverture par la couleur, les figures avec ou sans traits de visage relèvent d'un tel mécanisme de pensée.
Et plus tard, dans ma présentation pour l'exposition collective CRUSH, à laquelle j'ai participé sous le commissariat de Cristiano Raimondi, j'interrogeais un sujet de la peinture contemporaine. S'étendant à travers deux extrémités, probablement le sujet thématique contemporain le moins favorable : un mariage traditionnel et l'expression abstraite de la délibération absolue. Les deux tableaux ont été réalisés indépendamment et avec un dévouement singulier, un à la fois, mais les questions étaient toujours là. En termes de caractéristiques techniques et d'exécution, même si les deux tableaux paraissent radicalement différents à une certaine distance, la transparence et l'identité gestuelle sont de la même empreinte, la différence ne se fait qu'à l'échelle. La scène du mariage a été inspirée par le mariage d’une amie à Saragosse en juillet 2016 et l'œuvre abstraite a été inspirée par le poème de John Ashbery "Flowering Death". Enfin, les choses se connectent.
CRUSH, Beaux Arts de Paris © Aurélien Mole, février 2022
CRUSH, Beaux Arts de Paris © Aurélien Mole, février 2022
Aussi, tu as souvent recours aux vides dans tes compositions. Ils donnent beaucoup de profondeur à tes tableaux et, en un sens, les ouvrent vers autre chose que ce qui est physiquement représenté. 
Comme je fais moi-même la préparation des toiles, je suis extrêmement sensible aux surfaces et à leur structure et regarder la peinture comme un espace et non comme une surface en valide toutes les parties: côtés, vides, tout. Hubert Damisch a demandé ce que cela signifie pour le peintre de penser. Plus important encore, l'idée même du pictural a été reconsidérée. Portant une attention particulière au dessous du tableau, c'est-à-dire aux traces, gouttes, dégradés de couleurs, taille de la toile, aux textures, à la facture, aux enduits, à la technologie du pinceau, à la surface, etc., l'acte de peindre a été conçu comme la réalisation d'un modèle, la peinture a créé un modèle pour la vie. Mon récent choix de toiles - F120, vient du fait que je travaille debout et que ce format me permet de projeter mon activité physique sur la toile, de restituer des mouvements en surface. Dans une telle échelle, je développe un travail de manière idiosyncrasique où la peinture finie est disponible pour être décodée pour le spectateur. Si elle est observée lentement, vous pouvez voir ce qui est transparent, ce qui est laissé en blanc de la toile, où je me suis arrêtée, quand c'est devenu sec et où j'ai redémarré. Encore plus dans les œuvres abstraites - le chaos peut être construit comme non-chaos, comme l'avait dit Eva Hesse en 1970.

L’écriture revient souvent dans ton travail. Selon moi le recours à l’écriture dans ton travail permet une forme de figuration et crée un lien avec le réel. Dans le diptyque des portraits des enfants l'écriture apparait notamment. Qu'est-ce qui t'intéresse dans l'inscription dans tes oeuvres picturales? 
Je considère l'écriture comme une forme de dessin, elle est individuelle, universelle et porteuse d'informations. En langue géorgienne, peindre est littéralement traduit par "écrire en couleurs" et en grec "iconographie" signifie écrire une image. Mais il n'est pas facile de fusionner des formes complexes entre elles, j'essaie de faire attention à chaque fois que j'utilise le texte directement pour que la peinture ne devienne pas une illustration.

Horse Race, 2021, huile sur toile, diptyque de 390 x 130 cm
Horse Race, 2021, huile sur toile, diptyque de 390 x 130 cm
L’oeuvre "Horse Race" l’exprime parfaitement. L’écriture devient un motif à part entière : elle figure, crée du mouvement et incarne l'idée même de la course par l'inscription d'Horse Race en langue géorgienne. Peux-tu nous commenter cette recherche? 
J'ai eu cette idée de peindre une course de chevaux, d'abord j'ai fait ce paysage quasi réaliste et ensuite j'ai dû traverser tout un processus de frustration en décidant à chaud de dessiner un cheval. En général, dès qu'un artiste décide de créer quelque chose, il y a appropriation involontaire ou volontaire d'un sujet. Faire quelque chose à soi. Plus le sujet a été exploré, plus la mission est difficile. Tous les chevaux qui existent dans l'histoire de l'art - une immense quantité de qualité écrasante - de toutes les tailles, formes, couleurs et textures. C'était le moment d'une sorte de tournant quand je décide de ne pas les regarder, de les ignorer tous. Finalement j'écris justele nom Doghi (დოღი), HORSE RACE en géorgien, directement sur mon paysage. Je répète encore et encore et le mot devient dessin, le dessin devient mouvement, le mouvement devient énergie.
J'ai présenté ce projet à la Fondation Pernod Ricard au printemps dernier où j'ai également eu la possibilité de lire mon essai Comment dessiner un cheval au public.

J’ai remarqué que tu utilisais une palette de blancs qui tire vers le gris. Elle donne à tes surfaces beaucoup de luminosité. Comme une nuée, ces surfaces mettent à distance une narration trop réaliste ou explicite. L’idée du songe traverses-elle ton oeuvre ? 
Si j'utilise la palette de blancs dans mon travail car elle me permet d'être très délicate et de jouer avec la lumière, de la démonter, de montrer des dégradés. Bien sûr, il y a un élément de rêve, quelque chose du songe, presque inaccessible.

Oil on canvas, 2021, 196 x 194 cm
Oil on canvas, 2021, 196 x 194 cm
Pourrais-tu nous décrire ton processus créatif habituel de l’idée première à l’aboutissement d’une toile?

J'ai l'impression de passer actuellement par une période où mon esprit avance trop vite et où j'essaie juste de suivre avec ma main. Il y a des idées qui vont et viennent et il y en a d’autres qui restent coincées dans ta tête pendant deux ans et tant que tu ne les as pas exécutées en peinture, tu ne peux pas être en paix. Travailler sur une peinture commence bien avant de prendre un pinceau dans la main . La pratique traditionnelle de la peinture à l'huile permet à un peintre de développer une œuvre à travers de nombreuses couches, mais je trouve des racines dans la peinture italienne traditionnelle à fresque, où l'immédiateté et la précision de la première touche sont d'une importance capitale. Comme au moment où la chaux humide sèche, la meilleure fresque est celle qui est transparente et qui montre l'excellence à travers toutes les couches, quelle que soit la vitesse à laquelle elles sont réalisées. Très souvent, mes peintures à l'huile sont d'une couche singulière, saisissant à la fois l'urgence de la pensée et de l'exécution.


Quelle sont tes principales inspirations et influences artistiques ? 

Les expériences de vie sont pour moi les plus importantes à travailler comme carburant pour mes inspirations. Les textes m'inspirent beaucoup aussi, si je vois une image et qu'elle me plaît, elle existe déjà et j'essaie vraiment d'éviter de faire quelque chose de similaire, mais si je lis une combinaison de mots qui me plaît, cela active beaucoup d'images dans ma tête. Quant aux influences artistiques, je les adore et je les déteste trop vite pour en parler beaucoup mais il y en a bien sûr qui sont éternelles, comme par exemple C.Y. Fresques Twombly, Velázquez ou byzantines.
Autoportrait, 2021, fresque, 27 x 20 x 5 cm
Autoportrait, 2021, fresque, 27 x 20 x 5 cm
Where I Gaze
Nino Kapanadze, Johan Larnouhet, Norma Trif, Tatiana Pozzo di Borgo & Aubrey Levinthal
Galerie Mathilde Le Coz 
Commissariat d'Elsa Meunier

Vernissage : 28 septembre 18h-21h 
11 rue Michel-Comte 
75011 Paris 

Retrouvez toutes les oeuvres de Nino Kapanadze sur sa page instagram: 
Commonplace, 2022, huile sur toile de lin, 195 x 130 cm
Commonplace, 2022, huile sur toile de lin, 195 x 130 cm
Beauty Routine, or Autoportrait with a Cy Twombly book, 2021, huile sur toile, 90 x 60 cm
Beauty Routine, or Autoportrait with a Cy Twombly book, 2021, huile sur toile, 90 x 60 cm
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