"Cela constitue un espace riche: qu’il y ait pleins de petites existences qui avancent les unes à côté des autres."
Solène Rigou.
Thibaut Bouedjoro-Camus, Nicolas Gaume, Johan Larnouhet, Hiroko Miura, Solène Rigou et Giorgio Silvestrini partagent leur espace de création au 102-104 boulevard Paul Vaillant- Couturier à Ivry : ils sont quatre peintres, une dessinatrice et une créatrice de bijoux.
Cette exposition se veut témoin de la connivence certaine qui lie ces artistes et surtout de l’effervescence artistique qui se crée, ici, à Kumo, nom de leur atelier à Ivry.
Rencontrés en partie à l’École des Beaux-Arts de Paris, où déjà ils partageaient un espace de travail, ils ont reproduit un cadre de travail similaire à ce dernier.
Cet espace partagé, physiquement ouvert et très peu cloisonné, laisse libre cours aux échanges, mais aussi aux regards. Bien que chacun travaille de son côté, les rencontres même brèves sont quotidiennes et viennent toujours nourrir et enrichir leurs travaux. Tous, à l’unanimité, ont évoqué dans cet entretien la préciosité des échanges et des moments de partages quotidiens.
Une partie des œuvres présentées à l'exposition "Instants croisés" témoigneront de ces entrelacements créatifs, de l’empreinte réelle des œuvres des uns sur celles des autres : par le fait de se représenter mutuellement ou d’apposer en arrière-plan d’un portrait la reproduction ou un détail d’une toile de l’un d’entre eux. Elles rendent ainsi compte du regard tendre que chacun porte sur le travail de l’autre.
"Instants croisés" signifient aussi des instants partagés : les œuvres portent en elles, à différents degrés, mais sans aucun doute, la mémoire des échanges et des conseils quotidiens qui ont accompagné la période de leur création. Certaines d’entre elles dépeignent même parfois des objets de l’atelier qui portent en eux quelque chose de l’essence de cet environnement de travail : respectueux et résolument inspirant.
Alors avant de vous accueillir in situ, le week-end du 18 et 19 juin, je vous partage tout au long de cette semaine des extraits de ma rencontre avec chacun d’entre eux dans l’atelier Kumo. À travers leurs mots vous comprendrez ce qui les lie, ce qu’ils apprécient au quotidien, ce qui les inspire et ce qui oriente parfois leurs créations au sein de l’atelier. Cette interview inédite avec ces six artistes vous invite à entrer dans un atelier collectif où des pratiques pleinement indépendantes se mêlent par instants, s’imprègnent parfois, par de nombreuses discussions, partages quotidiens.
Elsa Meunier
A quel moment avez-vous intégré l’atelier Kumo?
Giorgio Silvestrini: Je me suis installé dans l'atelier bien avant que la plupart des membres actuels de Kumo. C'était en 2013, juste après mon diplôme. À cette époque, le collectif n’existait pas, l'idée de nous fédérer nous est venue assez récemment, lorsque Thibaut, Solène, Nicolas et Camille ont à leur tour intégré l’espace.
Johan Larnouhet: Avant de venir à Ivry, je partageais un atelier collectif au sein de la Jarry à Vincennes puis Giorgio m’a proposé ensuite de le rejoindre en 2016.
Hiroko Miura: J’ai intégré l’atelier en 2017. Par bouche à oreille j’ai entendu parlé de cet endroit.
Nicolas Gaume: Je suis arrivé dans cet atelier en janvier 2021 alors que j’étais encore étudiant en dernière année aux Beaux-Arts, à Paris.
Thibaut Bouedjoro-Camus: Très vite, avec Solène, nous avons cherché un atelier pas trop loin de chez nous. Et nous avons trouvé celui-ci et nous nous sommes installés.
Solène Rigou: J’ai intégré l’atelier juste après le diplôme. Nous avons eu beaucoup de chance avec Thibaut car nous avons trouvé l’atelier peut être juste une semaine après le diplôme. Et nous l'avons intégré le premier jour du deuxième confinement. Alors cela a été un moment un peu sportif car il a fallu louer un camion et venir déposer les affaires. J’ai eu la chance de pouvoir déposer mes affaires directement des Beaux-Arts à l’atelier, sans passer par la maison. Là au moins j’ai pu déplacer toutes mes affaires et recréer mon univers ici. Et cela a été un endroit où venir tous les jours. Dans ma pratique, je ne me suis jamais arrêtée. J’ai pu continuer à travailler sans problème. Et je pense que cela fait parti des raisons pour lesquelles cela marche bien car je ne suis jamais arrêtée.
La plupart d’entre vous étiez aux Beaux-Arts de Paris, quels souvenirs gardez-vous de l’atelier partagé ? Et avez-vous toujours voulu intégrer un atelier collectif après vos études?
T. B-C: Du fait de ma personnalité, je ne suis pas vraiment quelqu’un qui a besoin d’un espace isolé. J’étais un peu celui à l’atelier comme dit Nico (n.d.l.r Nicolas Gaume) qui peint et qui fait un débat de trois heures en même temps. J’ai toujours aimé être en compagnie d’autres personnes. Je n’ai pas besoin de faire les choses trop discrètement. Cela ne me gène pas qu’il y ait des personnes à coté. Et au contraire, je pense que j’en ai pas mal besoin.
Au Beaux-Arts, ça s’est très bien passé. C’est l’émulation avec les autres étudiants qui m’a fait avancer. Les questions entre étudiants: quand on arrive en première année, les étudiants plus âgés nous conseillent, on donne des conseils aux plus jeunes et même les plus jeunes nous donnent des idées. Ça toune comme ça. C’était une super expérience pour moi les Beaux-Arts. C’était de très belles années.
A Kumo, c’était une suite logique. Nous avons eu beaucoup de chance d’avoir retrouvé un cadre similaire avec moins de personnes et plus d’espaces. Mais aussi avec la même dynamique et avec des personnes avec qui on partage le même état d’esprit.
G. S: Aux Beaux-Arts, j'étais dans l'atelier de James Rielly. C'était un atelier aux dimensions plus petites que d'autres de l'École, ce qui a permis de renforcer le sens de groupe entre les élèves. C'était un lieu d'échanges dont je garde un très bon souvenir.
Après le diplôme, je cherchais un espace de travail que j'ai finalement trouvé à l'atelier d'Ivry, grâce à des connaissances. Une place venait de se libérer. J'ai tout de suite aimé l'espace: le haut plafond, la disponibilité d'un endroit pour stocker et je me suis bien entendu avec les autres artistes. En effet, à la sortie de l'École, on risque de finir par s'isoler un peu et c'est donc une assez bonne idée de travailler dans un espace partagé, en contact avec d'autres artistes.
J. L : J’en garde plutôt un bon souvenir. C’était une période très enrichissante du point de vue des discussions, d’apprendre des autres, sur leurs manières de faire. Après, ce n’était pas toujours évident, il y avait beaucoup de monde et il fallait arriver à se couper de l’agitation générale pour se concentrer et faire abstraction de toute cette énergie.
Ensuite, je n’ai pas cherché un atelier collectif particulièrement, cela s’est fait naturellement, par du bouche-à-oreille, des anciens de mon atelier m’ont proposé de me joindre à eux.
S. R: L’atelier aux Beaux-Arts j’en garde globalement un très bon souvenir même si nous étions énormément. Et je me rends compte que j’ai besoin d’un petit coin à moi tranquille où mes affaires sont à leur place et d'un endroit où j’arrive le matin et que rien n’y est dérangé. À la fois j’aimais beaucoup l’ambiance mais à la fois je sentais que j’aimais papoter et que je perdais beaucoup de temps. Aussi, il n’y avait pas de respect de l’espace, de l’espace de l’autre aux Beaux-Arts. Tout le monde se sert chez tout le monde. Il y a un peu ce côté libre-service. C’est quelque chose qui me dérangeait un peu.
Mais l’atelier partagé a toujours été très agréable pour moi car j’aime bien me reclure et travailler. Mais savoir que quand je lève la tête il y a des personnes, que je peux entendre d’autres personnes travailler et chacun est un peu dans son monde. Et le fait qu’au moment où j’ai envie de faire une pause il y a quelqu’un à dire : « alors, tu travailles bien? ». Être toute seule m’oppresserait un peu, je pense. J’aime vraiment bien ce qu’on a trouvé ici. Chacun écoute sa musique dans ses écouteurs. L’ambiance générale est très calme. Et chacun travaille vraiment, chacun a sa place. On s’emprunte les affaires mais il y a un lien de confiance entre nous ce qui fait que la cohabitation est très agréable.
H. M: Pendant longtemps j’ai eu un atelier seule, isolée. Ce qui me plaisait à l’époque mais en même temps comme dit Solène (n.d.r.l Solène Rigou) la solitude absolue c’était très pesant. Cette possibilité d’échanges aujourd’hui n’est arrivée que quand les 4 sont arrivés à l’atelier (n.d.l.r Camille Saé Royer, Thibaut Bouedjoro-Camus, Nicolas Gaume et Solène Rigou) parce qu’avant j’avais ici une place à côté de moi mais la personne n’était jamais là. Je me retrouvais donc finalement seule.
N. G : Le souvenir d’un mal pour un bien. Je suis de nature plutôt solitaire, j’aime bien travailler seul et aux Beaux-Arts nous sommes très nombreux dans les ateliers, le manque de place est toujours un problème. En revanche, cette grande proximité avec tous les étudiants peut aussi se révéler très bénéfique. Ces cinq années permettent un incroyable échange de références, c’est en profitant de ces moments-là que l'œil s’aiguise, les choses bougent très vite. C’est là-bas, en première année que j’ai rencontré Thibaut et Solène, et nous nous sommes suivis jusqu’ici.
À la fin de mes études, j’ai pris la décision de quitter l’atelier offert par l’école, car une place se libérait à Ivry et je souhaitais déjà anticiper l’après-diplôme. La question de poursuivre le travail de la peinture quotidiennement ne se posait même pas, c’était pour moi une continuité parfaitement logique à laquelle je pensais déjà au début de mes études. Reste qu’à organiser sa vie pour la mettre en place.
Qu’est-ce qui vous plaît dans l’atelier partagé dans votre pratique artistique quotidienne? Et quel impact ce lieu de travail joue-t-il sur votre travail personnel ?
G. S : Travailler dans un espace partagé peut s’avérer compliqué dans certains cas. Il y a des moments où on peut avoir besoin de solitude pour pouvoir se concentrer au maximum. Mais travailler en contact avec d'autres artistes est surement avantageux. Il y a les moments de discussion, mais il y a aussi des phénomènes singuliers d'influences réciproques qui se mettent en place de manière inconsciente et dont on se rend compte après coup. C'est très intéressant.
H.S : Au niveau de mes pièces de bijoux que je vends, non. Par contre, je suis très attentive. Pour mes suspensions, je ne savais pas trop comment les exploiter. Le fait que je fasse partie de cet atelier collectif me donne envie de poursuivre des choses que j’avais déjà entamées mais qui n’étaient pas encore abouties.
J. L : Il y a un peu cet aspect de collocation, où l’on partage des moments de vie ensemble tout en gardant notre indépendance. De pouvoir s’entraider sur des questions pratiques, d’avoir un regard extérieur et de partager nos expériences.
Cette cohabitation a sans aucun doute eu un impact, après il m’est difficile de dire à quel point cela joue sur ma pratique. Peut-être plus dans les discussions qui peuvent être le moteur dans la réalisation d’une peinture ou d’un projet.
N. G : Ici, à Ivry, nous sommes beaucoup moins nombreux que dans l’atelier d’une école, nous sommes rarement là tous en même temps et l’espace est suffisant pour que nous ne nous marchions pas dessus. Je crois que ce qui me plaît le plus, c’est justement de retrouver ces moments de partages et ces discussions. Être entouré par des gens qui parlent le même langage, qui utilisent les mêmes mots et qui ont fait des choix semblables aux nôtres pour se donner à leur pratique.
C’est peut-être un peu délicat pour moi de juger de l’impact que peut avoir un lieu sur ma pratique sans avoir de recul, mais si je dois retenir quelque chose, c’est bien cette notion de partage.
S. R : Au delà du fait que je pense que je me sente bien, entourée et que j’arrive à travailler tranquille dans mon coin, nous avons des échanges. Cela nourrit l’esprit d’être en contact avec des personnes avec qui on partage des choses, avec qui on peut discuter, être d’accord ou pas d’accord. Et puis même visuellement de sentir le travail des autres évoluer en même temps que le mien évolue et le fait qu’on soit chacun entrain de rechercher. Et aussi que du jour au lendemain la peinture ne soit plus la même, qu’il y en a une qui se soit retournée, qui ait changé ou une qui soit toujours là. Et de voir ça, cela constitue un espace riche: qu’il y ait pleins de petites existences qui avancent les unes à cote des autres. Pour moi, c’est très agréable. Je sens que ça me nourrit beaucoup. Même si je ne sais pas si on peut dire que ça m’inspire, je pense que ça m’inspire forcement, même sans m’en rendre compte. Cela a une influence positive, je ressens le vivant autour de moi et ça me plait. Tout le monde travaille, ça donne envie de travailler. Et on est content de se montrer un peu ce qu’on a fait, de se poser des questions. On échange sur les travaux des uns et des autres.
T. B-C : Ce n’est pas si ritualisé que cela. Mais je sais que quand j’ai besoin de conseils, je sais que je peux monter demander à Nico ( n.d.l.r Nicolas Gaume). Et pareil je monte tous les jours donner mon avis sur les planches de Camille (n.d.l.r Camille Sae) qu’elle a fait ce jour-là, comme elle, elle descend chaque jour et me donne son avis sur ma toile avant de partir… Il y a finalement toujours une discussion constante qui n’est d’ailleurs pas forcément très longue ni creusée. Mais sur le long terme cela constitue toute une grande discussion esthétique. Et ça, c’est super important.
Et puis on est bien, on rigole beaucoup.
Diriez-vous que votre travail serait different si vous ne partagiez pas un atelier ?
S. R : Si je n’avais pas ça.. de le vivre fait que que je ressentirais un manque et même si je ne l’avais pas vécu, je pense que je ressentirais un manque de ça.
G. S : C'est très probable. Avoir un regard extérieur sur son travail est fondamental. Ça m'est déjà arrivé plusieurs fois de changer des toiles en cours pour aller dans des directions différentes ou d'entamer de projets nouveaux suite à la confrontation avec les artistes de l'atelier.