Au commencement, il y a cette assiette*. Simple, insignifiante et pourtant essentielle. Elle ouvre la voie à l’artiste vers un travail tourné vers son environnement immédiat : l’espace de l’atelier. Lieu de création mais aussi espace personnel, il devient motif. L’artiste en représente les objets qui l’accompagnent au quotidien et qui peuplent cet espace de travail. Ce sont des objets usuels, un verre, une tasse, des bocaux, mais aussi des objets plus personnels tels que ses livres qui nourrissent sa créativité. Cette représentation sans artifice et sans mise en scène, montre l’attachement de la peintre à enregistrer et compiler des instants vécus, catalysés ici par la représentions d’objets qui, selon les mots de l’artiste, « portent en eux une certaine neutralité tout en étant chargés d’un sentiment d’appartenance ». Ce sont autant d’éléments, qui existent près d’elle et qui se mêlent naturellement à ses outils de travail. C’est cette relation hasardeuse, accidentelle et cette interpénétration entre son univers créatif et celui de son quotidien qui a intéressé la peintre. Ces objets se font en quelque sorte l’intermédiaire entre l’espace clos de l’atelier et le monde extérieur. Les jeux de reflets, de lumières qui les traversent en sont les premiers médiateurs.
Cette interférence entre son monde intérieur et le monde extérieur est ce qui lie l’ensemble du travail de Flora Temnouche. L’atelier est en effet aussi le lieu où l’artiste ingèrent des instants passés, se remémorent des lieux traversés. Ces derniers sont convoqués par une multitude de clichés que la peintre réalise au préalable et conserve précieusement tel un atlas de sa propre vie. Certains de ses tableaux en sont le résultats. Si la composition n’en restitue, cette fois-ci, que des bribes et se focalise sur la couleur, délaissant volontairement leurs contours et leurs représentations mimétiques, il s’agit pour la peintre d’en fixer davantage ses sensations : celles qui restent malgré le temps et se transforment en souvenir. « L’abstraction me permet certainement de condenser le côté évanescent du souvenir visuel qui s’imprègne furtivement au fond de l’œil. (...) Ce qui m’intéresse dans cette idée d’atlas intime ce serait de cantonner mon approche qu’à ce que mes yeux voient», explique-t-elle.
Dans le cadre de l'exposition personnelle "Atlas" de Flora Temnouche, je me suis entretenue avec la peintre début janvier 2023. Avec Flora, nous sommes revenues sur son parcours, sur ses sujets de recherches actuels mais aussi sur sa manière de travailler. L'artiste s'est également exprimée sur ses principales références qui viennent nourrir son travail au quotidien.
Peux tu te présenter ?
L'art n'a pas été une évidence dans mon milieu d'origine. J'ai découvert mes premières peintures sous le papier glacé des manuels d'art de notre médiathèque municipale. Je me souviens d'un livre sur Monet que j'affectionnais beaucoup offert par ma mère ; les couleurs et la vivacité des traits me fascinaient. Je dessinais beaucoup.
Les femmes de ma famille m'ont également beaucoup inspiré. Ma grand mère en particulier, et cette pièce muséale qu'elle a faite de la chambre de mon oncle décédé dans son sommeil de manière assez mystérieuse. Tout y est intact encore aujourd'hui, les objets sont restés tels qu'il les avait laissé. Ce soucis de conservation, de sacralité de l'espace intime a été assez marquant. Cela a été le premier geste artistique auquel j'ai été exposée je pense.
Mon envie de devenir peintre s'est par la suite confirmée lorsque j'ai vécu à Paris, de manière assez autodidacte dans un premier temps, puis j'ai effectué des études au sein de la Kunstakademie de Düsseldorf où j'ai pleinement vécu dans la peinture ; mais je pense que j'ai surtout trouvé l'inspiration au gré de certaines rencontres et contextes qui n'étaient pas liés directement au monde de l'art..
" A l'image du tissage du tapis, ce que je trouve intéressant en peinture, c'est cette possibilité donnée de réorganiser le réel, d'en intensifier certains moments. "
Flora Temnouche
Dans ton récent travail, j'ai observé qu'une partie de tes peintures représentait des close-up sur des objets du quotidien que tu figures sur des fonds dépouillés. Ces scènes semblent tournées vers l'intérieur de ton atelier, ton lieu de vie. Peux tu nous parler de ce travail ?A travers ces peintures d'objets, est ce une façon de faire le portrait de ton quotidien ?
Cet intérêt pour les natures mortes est né au sein de mon atelier. J'y mange de mesquines assiettes d'aliments simples et peu préparés. L'assiette vide sur le plan de travail a attiré mon attention. Elle avait quelque chose de pur et de très simple. Mes bouteilles d'évian se retrouvent toujours au milieu des couleurs de ma palette. Mon atelier se trouve dans mon appartement, je pense que les mondes s’interfèrent inévitablement.
J'essaie de conserver dans mes peintures la simplicité qui se dégage de ces objets qui sont comme un intermédiaire entre l'intérieur et l'extérieur.
La plupart du temps, je préfère me laisser attirer par une certaine disposition de ces objets, j'essaie de ne pas provoquer la composition moi même mais de laisser la place aux espaces qui s'immiscent entre ces éléments s'exprimer d'elle même, comme les traces d'un passage, le témoignage d'une présence humaine. Ce que je trouve intéressant dans les objets qui nous entourent, c'est qu'ils portent en eux une certaine neutralité tout en étant chargés d'un sentiment d'appartenance. La lecture de Perec m'a certainement influencé en ce sens. J'ai trouvé fascinant de parvenir à restituer l'essence d'une époque à travers la descriptions d'objets du quotidien qui semblent à première vue, insignifiants et de brosser le portrait de personnages absorbés par leurs appartenances. J'ai également porté mon attention aux compositions de Morandi, que je trouve très captivantes dans leur modeste format, leur touche tremblante, pleine d'une humanité maladroite et délicate. J'aimerais tendre de plus en plus vers une peinture du repli sur soi. Mettre davantage la lumière sur notre petit monde du quotidien dans ce qu'il a à la fois de réconfortant et de claustrophobique.
Sur l’un de tes grands formats une silhouette masculine est représentée dans un espace qu’on imagine une chambre. Peux-tu nous parler de cette peinture? Qu’est-ce qui t’intéresse dans les espaces domestiques ?
L'idée de cette peinture m'est venue d'une série de photos que j'ai prises lorsque je vivais en Allemagne. Il s'agit d'un ami avec qui j'ai étudié. Sa chambre m'avait intrigué à l'époque, il y régnait une atmosphère assez dépouillée, presque monacale. Sa chambre avait quelque chose du cocon inconfortable. Originaire de Syrie, il n'avait apporté avec lui que l'essentiel. Chaque objet portait son histoire et son utilité revêtait tout son sens. Ce jour là, il jouait d'un instrument qu'il avait fabriqué lorsqu'il a traversé la Turquie. Les objets qui l'entouraient avaient une sorte de résonance mythologique à mes yeux et je trouvais intéressant que la seule vue de cet espace intime puisse être le fruit d'une telle narration.
De manière générale, si je peins des intérieurs, c'est parce qu'ils sont associés à des personnes qui m'interpellent. J'aime déceler dans l'agencement d'une pièce, la disposition des choses, la personnalité de ces individus. Les espaces intimes sont organisés comme des microcosmes, ils portent les traces d'une signature involontaire de leurs propriétaires. Je trouve qu'il y a également quelque chose d'étrange dans l'émotion que les intérieurs peuvent nous provoquer, on ne saurait vraiment dire pourquoi on se sent plus à l'aise dans un lieu que dans un autre. J'aimerais retranscrire cette sensation à travers mes peintures.
PEINTURE du tapis oriental
L'idée de cette peinture m'est venue de manière assez graduelle, cela faisait longtemps que je songeais à peindre le tapis que nous a légué les grands parents de mon compagnon. Il m'évoque leur intérieur, autrefois celui d'un appartement du 11e arrondissement, rempli de toutes leurs trouvailles qui se sont amoncelées au fil de leurs années de mariage, témoins du goût d'une certaine époque et de leur histoire. En dehors de cette charge émotionnelle que j'y associe, le motif du tapis oriental m'intéresse, en ce qu'il semble figurer un jardin, la réorganisation d'un monde aux éléments sélectionnés, avec sa logique recrée et ses récurrences.
A l'image du tissage du tapis, ce que je trouve intéressant en peinture, c'est cette possibilité donnée de réorganiser le réel, d'en intensifier certains moments. La peinture me représente avec mon compagnon, nous travaillons tous les jours côte à côte, nous discutons beaucoup et au fil de nos discussions, nos idées s’alimentent. J’ai eu cette envie de représenter ce corps à deux têtes que nous formons à l'image du mythe d’Aristophane.
J’ai observé la récurrence de la représentation d’espaces intimes et domestiques dans ton travail mais une partie de tes œuvres représente également des espaces publics : ceux de l’intérieur de magasins qui tendent vers l’abstrait. Etait-ce finalement davantage l’atmosphère du lieu qui t’intéressait de retranscrire ?
Pour cette série, j'ai en effet accumulé beaucoup de photos de lieux que j'ai traversés, j'aime travailler avec des appareils jetables, et ne prendre que des détails que je développe parfois plusieurs années après. Il y a un côté un peu magique quand je retombe sur ces images, lorsque je les déballe, je retrouve l'impression initiale du lieu. Je souhaite recréer cette impression en me constituant un nuancier personnel que je nourris comme un album. Tout cela macère dans le studio, et s'insère dans mes compositions, j'essaie de garder au fond de ma tête ces couleur afin qu'elles déteignent inconsciemment dans mes peintures.
Chaque ville possède sa lumière, ses couleurs, son identité plastique. L'abstraction me permet certainement de condenser le côté évanescent du souvenir visuel qui s'imprègne furtivement au fond de l'œil. A la manière de Jack Whitten, qui photographiait des bribes de la ville de New York de manière aléatoire afin d'en constituer une sorte de mosaïque, je souhaiterais retrouver l'esprit d'un lieu, constituer un atlas personnel et intime de lieux publics. Ce qui m'intéresse dans cette idée d'atlas intime ce serait de cantonner mon approche qu'à ce que mes yeux voient.
Dans cette série on retrouve des images du souk de Jérusalem mais j'aimerais prolonger cette approche à d'autres lieux, qui m'intriguent tout autant.
Aussi à travers une autre série tu mêles espaces intérieurs et extérieurs par le jeu de reflets de vitrines de magasins. Figures et espaces se mêlent et sont ramenés sur un même plan. Peux-tu nous parler de ce travail?
Je trouve les vitrines de magasins intrigantes, selon le moment de la journée, elles laissent transparaître plus ou moins notre reflet. Tout s'y mêle, objets, paysage urbain, articles, mots. Elles forment des tableaux en perpétuelle mutation, offrent un spectacle de glacis et de jeux de transparence mouvant. L'aspect spectral de ces réflexions m'attire également, notre silhouette se confond avec le fond, on ne sait plus ce qui apparaît en premier plan. Je trouve ce phénomène ambigu intéressant, comme si notre présence révélait une absence. Il y a quelque chose d'assez baroque dans ces images qui correspond bien à notre époque riche en mondes parallèles, en intermédiations du réel. Outre cet aspect fantomatique, j'ai l'impression d'y lire comme un espace mental assez confus, fourmillant d’éléments divers. J'aime l'idée que la disparition révèle, et je souhaiterais préciser davantage l'idée de ces autoportraits en transparence dans mon travail.
Quel est ton processus créatif habituel?
Mon processus varie en fonction des toiles et de mes sujets mais j'essaie de me rapprocher le plus possible d'une réalité vécue. Je prends beaucoup de photos, avec mon téléphone, mes appareils jetables. Certaines idées me viennent suite à une situation vécue, que je souhaiterais intensifier sur la toile mais très peu sont le fruit d'une pure invention. Je souhaiterais à l'avenir davantage peindre d'après modèle, je trouve la touche beaucoup plus sincère lorsqu'on est confronté physiquement au sujet. J'essaie de m'extraire de l'exactitude de la photographie bien qu'il s'agisse pour moi d'un outil pratique, il peut être parfois limitant.
Quelles sont tes principales influences créatrices?
Mes influences sont assez diffuses et je me sens nourrie par toute une galerie imaginaire d'artistes et d'écrivains de différentes époques dont j'aime conserver une impression floue qui infuse en moi. Si je devais citer l'un d'eux ce serait certainement Bonnard; pour son sens de la composition, la richesse de sa palette et la luminosité de ses toiles. Il y a quelque chose de presque organique lorsque l'on est face à ses toiles et en même temps de très limpide, je trouve cela fascinant de parvenir à créer une telle profondeur sur un médium en 2 d. La plupart des peintres qui m'influencent possèdent cette qualité que je trouve assez rare, celle de parvenir à toujours surprendre son spectateur, de créer une profondeur dont on ne se lasse pas, de susciter un sentiment d'évidence, comme si l’œuvre s'incarnait d'elle même. Plus récemment j'ai retrouvé cela en découvrant toute l’œuvre de Luc Tuymans au Palazzo Grassi, sa gestion des complémentaires m'a profondément influencé.
La lecture participe aussi à l'élaboration de certaines œuvres, certains livres sont pour moi comme des guides ; l'écriture blanche de Perec, de Houellebecq m'ont encouragé à adopter ce style assez dépouillé et cette atmosphère déceptive. Les descriptions contemplatives de Sartre m'ont inspiré certaines natures mortes. Le verbe du Voyage au bout de la Nuit de Céline m'a longtemps obsédé, en ce qu'il a de vivant et de clos.
La musique a également de manière indirecte une certaine influence sur mon travail, mes sessions de travail sont rythmées par une alternance de musique et d'émission d’enquête criminelle. Certains compositeurs comme Kelly Lee Owens ou Burial me permettent d'entrer dans un état de concentration particulier et nourrissent mon imaginaire. Enfin, les enquêtes criminelles me passionnent, j'adore la façon qu'ont les enquêteurs de décortiquer le moindre détail du réel, de réussir à faire parler le silence de la matière.
Atlas - Flora Temnouche
7-11 Février 2023
15, Rue Guénégaud 75006 Paris